Dialogue entre les juges de la Cour européenne des droits de l’homme et la doctrine sur l’arrêt Cour EDH, Ástráðsson c. Islande [GC], 1er décembre 2020, req. n° 26374/18

Ducoulombier Peggy, Pastor Vilanova Pere

Un échange oral a eu lieu, notamment, entre le conférencier (PPV) et Madame la professeure Peggy Ducoulombier (PD) dans le cadre de la deuxième édition du colloque Dialogue entre les juges de la Cour EDH et la doctrine, organisé par l’IRCM, Université de Strasbourg. Un extrait de cet échange est reproduit ci-dessous.

PD. L’exceptionnalité de la situation albanaise, telle que décrite dans l’arrêt Xhoxhaj c. Albanie du 9 février 2021[1], pouvait-elle justifier qu’on ignore des distorsions de certains principes qui, dans une autre situation, auraient certainement amené la Cour à conclure à une violation de la Convention ?

PPV. Je ne considère pas que cet arrêt constitue une déviation de la jurisprudence de la Cour en matière d’indépendance de la justice. La situation albanaise était effectivement exceptionnelle, car toute la magistrature nationale avait été soumise à un examen individuel très approfondi (et très long) pour éradiquer une corruption quasiment « systémique ». La Commission de Venise avait également été consultée, et un organe international de surveillance avait même assisté les instances de contrôle nationales. Mais la Cour a conclu, notamment, que la Commission indépendante des qualifications et la chambre d’appel spécialement créées pour superviser cette évaluation collective étaient légalement composées et, surtout, elle n’a pas constaté l’existence d’une ingérence politique illégitime dans le système judiciaire national.

PD. La Cour ne devrait-elle pas, lors d’un prochain contentieux, se prononcer en Grande Chambre pour préciser l’équilibre entre le respect de l’article 6 § 1 dans un cas particulier, face à l’objectif général d’une telle réforme (lutte contre la corruption, indépendance de la justice, etc.), particulièrement au regard des « circonstances imprévues » mentionnées par la Commission de Venise dans son avis du 19 juin 2020[2]?

PPV. Il me semble que la complexité d’une réforme, telle que celle entreprise en Albanie, ne peut pas réduire à néant le droit des personnes contrôlées à ce que leur cause soit entendue dans un délai raisonnable. Il s’agit, comme toujours, de trouver un juste équilibre entre des intérêts concurrents. La jurisprudence de la Cour me semble suffisamment riche à cet égard.

PD. Quelles sont, à votre avis, les conséquences des constats de la jurisprudence de 2021 (Xhoxhaj c. Albanie[3], Reczkowicz c. Pologne[4], Dolinska c. Pologne[5], Advance Pharma c. Pologne[6] …) sur le système conventionnel ? Une explosion du contentieux est-elle à craindre ? Comment la Cour va-t-elle réagir : arrêt pilote, renvoi des affaires répétitives devant le Comité des Ministres … ?

PPV. Il me semble que deux possibilités peuvent s’offrir à la Cour. Comme vous venez de le suggérer, un arrêt pilote paraît envisageable. Si celui-ci n’est pas respecté dans la durée, une solution « extrême » du type Ivanov[7]et Burmych et autres c. Ukraine[8] (GC, 12 octobre 2017) ne peut être totalement exclue. Par ailleurs, la Cour a également la possibilité de recourir aux mesures générales de l’article 46 de la Convention et de renvoyer, exceptionnellement, les affaires individuelles similaires au Comité des Ministres, dans le cadre de la procédure d’exécution de la première affaire.

PD. Quelles sont les conséquences, pour les requérants, des constats de violation du droit à être jugé par un tribunal établi par la loi ? Existe-t-il un droit général à la réouverture dans tous les cas ou bien au cas par cas?

PPV. Il faut déjà que le droit national permette la réouverture et que le requérant la souhaite. Si tel est le cas, les autorités internes pourraient s’inspirer de Ástráðsson et mettre en balance le respect de l’arrêt de la Cour et la sauvegarde du principe de la sécurité juridique, notamment du point de vue du temps écoulé depuis la survenance de la violation, ainsi que de la protection des droits des tiers. Il convient d’ajouter que Ástráðsson signale clairement qu’il faut respecter l’autorité de la chose jugée des affaires similaires mais non portées en temps utile à la connaissance de la Cour.
Mais même dans cette hypothèse, il n’est pas exclu que les autorités internes puissent argumenter, pour faire échec à la réouverture des procédures internes, que les indications de la Cour sont insuffisantes. Le juge Wojtyczek s’en était d’ailleurs inquiété dans son opinion concordante dans l’affaire Reczkowicz c. Pologne du 22 juillet 2021. Il me semble donc souhaitable, dans l’intérêt de la sécurité juridique, que la Cour fournisse des indications pratiques quant aux suites à donner à ses propres arrêts.

PD. Si on revient aux affaires polonaises, peut-on dorénavant exiger des requérants qu’ils épuisent toutes les voies de recours internes alors même que les deux nouvelles chambres de la Cour Suprême sont composées en totalité de juges nommés en violation de l’article 6 ?

PPV. J’estime que les autorités internes doivent tirer toutes les conséquences qui découlent de la violation du droit à un tribunal établi par la loi. C’est l’une des manifestations du principe de subsidiarité, désormais inscrit dans le préambule de la Convention. En cas contraire, le mécanisme de la Convention se grippe.
À défaut de réaction, conseiller aux requérants de « sauter » les voies internes me semble un peu risqué. En effet, un requérant aura peut-être intérêt à soumettre son recours à la Cour Suprême (chambre disciplinaire ou chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques), car rien n’exclut qu’il obtienne finalement gain de cause.
Si un requérant veut quand même ignorer la voie de la Cour Suprême, ce calcul pourra se révéler périlleux, car le gouvernement plaidera probablement le non-épuisement, reprochant au requérant de ne pas avoir demandé le remplacement des juges défaillants ou une autre mesure équivalente.
Je ne suis pas non plus pleinement convaincu que la Cour se substituerait aux tribunaux défaillants. Cela pourrait être perçu comme un aveu d’impuissance. Il n’est pas impossible d’imaginer que la Cour opte pour une sorte de sursis à statuer tant que cette question n’est pas réglée sur le plan interne. Votre question demeure par conséquent très ouverte.
En dernière instance, nous savons tous qu’en cas de résistance injustifiée et systémique, une Haute Partie contractante peut exceptionnellement être invitée à quitter le système de la Convention (voir le précédent de l’Azerbaïdjan en raison de l’inexécution de l’arrêt Mammadov[9]).

PD. Qu’en est-il des juridictions polonaises qui peuvent être affectées par le constat de l’absence d’indépendance du Conseil national de la magistrature mais peuvent également fonctionner dans des formations conformes à l’article 6 ?

PPV. Permettez-moi ici de ne pas répondre à cette question, car elle peut se poser prochainement devant la Cour. En tout cas, un requérant me semble toujours fondé à demander la récusation de juges nommés irrégulièrement. Si la composition n’est pas connue à l’avance, il faudra vérifier si le droit interne permet une récusation a posteriori.
Une question intéressante concerne la loyauté du requérant lui-même. Doit-on lui exiger qu’il demande la récusation du magistrat qui lui paraît poser problème dès qu’il est gagné par le doute ?

PD. Quid du contrôle de plus en plus procédural réalisé par la Cour au titre du principe de subsidiarité et qui se fonde sur l’existence d’une justice indépendante et de bonne foi (ce qui ne semble plus être le cas de la Pologne, y compris du tribunal constitutionnel, quand on voit comment il a réagi aux arrêts de la CJUE et de la CEDH)?

PPV. Il n’est pas exclu qu’un manque de confiance ou de dialogue entre la Cour et les tribunaux internes puisse se traduire par un contrôle de conventionnalité plus rigoureux. En effet, comme vous venez de le rappeler, la Cour se garde habituellement de se substituer aux cours internes quand elles appliquent avec soin sa jurisprudence : « Lorsque (…) les juridictions nationales supérieures ont analysé de façon complète et convaincante la nature précise de la restriction litigieuse, en s’appuyant sur la jurisprudence pertinente issue de la Convention et sur les principes qui en découlent, la Cour doit avoir des motifs très sérieux pour prendre le contre-pied de ces juridictions, en leur substituant ses propres vues (…) » (Grzęda c. Pologne, GC[10]). 

Auteurs

Pere Pastor Vilanova, Juge à la Cour européenne des droits de l'homme et Peggy Ducoulombier, Professeur à l’Université de Strasbourg, Institut de recherches Carré de Malberg (UR 3399), Lecturer honoraire de l’Université d’Aberdeen.

Pour citer cet article

Pere Pastor Vilanova, Peggy Ducoulombier « Dialogue entre la Cour européenne des droits de l’homme et la doctrine sur l’arrêt Cour EDH, Ástráðsson c. Islande [GC], 1er décembre 2020, req. n° 26374/18 », Europe des Droits & Libertés/Europe of Rights & Liberties, 2023/1, n°7, pp. 399-402.

CourEDH, 9 février 2021, Xhoxhaj c. Albanie, n°15227/19.

Commission de Venise, avis no 978/2020, émis à la demande de l’Albanie, sur la nomination des juges à la Cour constitutionnelle.

CourEDH, 9 février 2021, Xhoxhaj c. Albanie, n°15227/19.

CourEDH, 22 juillet 2021, Reczkowicz c. Pologne, n°43447/19.

CourEDH, 8 novembre 2021, Dolińska – Ficek et Ozimek c. Pologne, n°49868/19 et 57511/19.

CourEDH, 3 février 2022, Advance Pharma sp. z o.o c. Pologne, n°1469/20.

CourEDH, 15 octobre 2009, Yuriy Nikolayevich Ivanov c. Ukraine, n°40450/04.

CourEDH, GC, Burmych et autres c. Ukraine, n°46852/13, 47786/13, 54125/13 et autres.

CourEDH, 22 mai 2014, Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, n°15172/13.

CourEDH, GC, 15 mars 2022, Grzęda c. Pologne, n°43572/18.