La Pologne, la Cour de Justice et l’État de droit: une histoire sans fin?

Benoît-Rohmer Florence

La Cour de Justice est-elle devenue le gardien ultime de l’État de droit dans l’Union européenne ? Les arrêts rendus récemment contre la Pologne sonnent effectivement comme autant d’avertissements adressés à cet État pour l’obliger à revenir sur les réformes de son système judiciaire afin de les mettre en conformité avec le principe de l’État de droit. Ces réformes portent incontestablement atteinte à la séparation des pouvoirs en affectant profondément l’indépendance et l’impartialité des juges. La Pologne, comme quelques autres États membres de l’Union, mène actuellement une véritable offensive contre le pouvoir judiciaire au prétexte que la société aurait perdu confiance en ses juges en raison notamment de la longueur très excessive des procédures judiciaires, du formalisme de celles-ci ainsi que du passé communiste de certains d’entre eux qui, parce qu’opposés au changement, les rendraient inaptes à défendre les valeurs sur lesquelles l’Union européenne est fondée[1]. Pour rétablir cette confiance, les autorités polonaises ont décidé de restaurer un contrôle démocratique sur l’institution judiciaire et d’épurer celle-ci des juges qui ont servi le régime communiste.

Les réformes entreprises portent tant que la composition que sur le fonctionnement des juridictions et ont abouti à ce qu’elles perdent progressivement l’autonomie qu’elles avaient gagnée face à un pouvoir exécutif de plus en plus puissant. Les premières réformes ont concerné le fonctionnement du Tribunal constitutionnel, désormais composé quasi exclusivement de membres favorables au parti au pouvoir. A celles-ci s’est ajoutée, en 2017, un second train de mesures visant les tribunaux ordinaires, le Conseil national de la Magistrature et la Cour suprême. Celles-ci se sont notamment matérialisées par une loi abaissant l’âge de la retraite obligatoire pour les juges de la Cour suprême de 70 à 65 ans et pour les juridictions ordinaires de 67 à 65 ans pour les hommes et de 67 à 60 ans pour les femmes. Elles devaient ainsi permettre le renouvellement d’une partie des magistrats en poussant vers la sortie ceux qui étaient les plus critiques à l’égard du pouvoir politique en place. En outre, la loi donne la possibilité au Président de la République de prolonger le mandat au-delà de l’âge officiel de la retraite pour les membres de la Cour suprême et au Ministre de la Justice pour les juridictions ordinaires, sur la base de critères relativement flous. Le coup d’estocade a été donné par le cumul des fonctions de ministre de la justice et de procureur général, par le rôle disciplinaire que joue le procureur général à l’égard des présidents de juridiction et par la loi dite « muselière » du 4 février 2010 qui permet de sanctionner les juges qui s’opposent aux réformes remises en cause par Bruxelles.

Ces réformes ont été fortement décriées non seulement parce qu’elles sapent l’indépendance de la justice polonaise, mais aussi parce qu’elles constituent un risque sérieux pour l’ordre juridique de l’Union. Ce dernier repose sur les valeurs consacrées par l’article 2 du traité sur l’Union, dont celle du respect de l’État de droit, que chaque État membre partage avec tous les autres. C’est ce respect commun qui permet le jeu de la confiance mutuelle que se doivent les États membres et qui permet à ceux-ci de donner suite à des décisions adoptées dans d’autres États membres (jugements, mandats d’arrêt…) sans exercer de vérifications supplémentaires[2]. Le fonctionnement de l’espace de liberté, de sécurité et de justice est à ce prix. Toute atteinte à l’indépendance de la justice dans un État membre ébranle irrémédiablement la confiance que les États se doivent mutuellement en présumant le respect des droits fondamentaux par les autres États membres. En effet, l’État de droit constitue l’un des remparts contre l’exercice arbitraire du pouvoir et implique que tout litige juridique doive être traité conformément à la règle de droit par un juge indépendant. La Cour de Justice a affirmé de longue date que l’Union était une union de droit[3]. Aujourd’hui elle ne manque pas de rappeler aux États membres qu’en adhérant à l’Union, ils ont librement et volontairement adhéré aux valeurs communes de l’article 2 TUE qu’ils se sont engagés à respecter et à promouvoir[4].

Face à cette menace pour l’État de droit, la Commission avait par le passé activé à l’encontre de la Pologne le dispositif qu’elle avait élaboré dans le Cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit, mais celui-ci était resté sans effet. La Commission avait donc demandé au Conseil en décembre 2017 l’activation de l’article 7§1[5]. Mais la volonté politique est lente à se manifester et le Conseil, après avoir organisé à plusieurs reprises des dialogues, n’a pas encore donné suite à cette demande. La Commission a alors décidé de renforcer la pression sur la Pologne en se tournant vers la Cour de Justice qui, elle, n’est pas impliquée dans la procédure politique de l’article 7. Elle a introduit contre cet État plusieurs recours en manquement qui se sont opportunément combinés avec des renvois préjudiciels à l’initiative de juridictions nationale. Ces recours ont permis à la Cour, après qu’elle ait constaté que la procédure politique de l’article 7 TUE et la voie juridique du recours en manquement se complétaient et qu’elles pouvaient être appliquées de manière parallèle, de prendre le relais et d’apprécier les réformes judiciaires polonaises à l’aune de l’État de droit.

L’arrêt Commission c. Pologne rendu en juin 2019 constitue le premier signal adressé à la Pologne par la Cour de Justice pour l’obliger à mettre en conformité les mesures législatives concernant la Cour suprême avec le principe de l’État de droit. Il a été suivi par d’autres arrêts concernant la réforme des juridictions ordinaires et la création d’une chambre disciplinaire au sein de la Cour suprême elle-même et qui reprennent en grande partie le raisonnement de la Cour utilisé dans l’affaire Commission c. Pologne. La solution retenue par la Cour avait été préparée de longue date à l’occasion d’un arrêt rendu dans le cadre d’un renvoi préjudiciel qui concernait le Portugal, suivi par un autre arrêt à l’initiative du juge irlandais relatif à un mandat d’arrêt européen issu par les autorités polonaises. De leur côté, les juridictions polonaises ont utilisé le renvoi préjudiciel pour mettre en cause les réformes en s’appuyant sur la condamnation de celle-ci en manquement. C’est cette attitude qui a notamment provoqué l’adoption de la fameuse loi « muselière ».

L’enchainement des affaires est particulièrement remarquable dans cette saga judiciaire. Elle est lancée par un renvoi préjudiciel portugais qui n’a pas de lien avec la situation polonaise, mais dont le résultat fournit la base d’une réponse à une question préjudicielle irlandaise relative à la Pologne (I). Ces affaires convainquent la Commission de porter des actions en manquement devant la Cour de Justice (II) et les condamnations en manquement donnent aux juges polonais l’occasion de poursuivre leur combat par de nouvelles questions préjudicielles (III).

Partie I – La mise en cause de l’indépendance des juridictions polonaises: une solution annoncée

La question de l’indépendance de la justice était déjà par le passé au cœur d’un certain nombre d’arrêts rendus par la Cour de Justice[6]. Mais elle n’avait pas eu l’occasion de se prononcer sur « l’indispensable liberté » des juges nationaux au regard de l’importance primordiale du principe de l’État de droit et d’en tirer les conséquences. C’est chose faite grâce à deux renvois préjudiciels à l’initiative des juges portugais et irlandais.

A. L’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses et le recours privilégié à l’article 19 TUE

Alors que se développe le conflit entre la Commission et la Pologne, la Cour de Justice rend le 27 février 2018 l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugues (ASJP)[7]. La question soulevée concerne celle de savoir si le principe de l’indépendance des juges s’oppose à l’application aux juges d’un État membre – en l’occurrence la Cour des comptes portugaise – de mesures temporaires de réduction salariale liées à des contraintes d’élimination d’un déficit budgétaire excessif ainsi qu’à un programme d’assistance financière de l’Union. Au fond, la réponse de la Cour n’est pas surprenante. Elle considère que les mesures concernées ne visaient pas spécifiquement les membres de la Cour des comptes, mais devaient être considérées comme des mesures générales visant à faire contribuer un ensemble de membres de la fonction publique nationale à l’effort d’austérité imposé au Portugal. En conséquence, celles-ci n’ont pas porté atteinte à l’indépendance des membres de la Cour des comptes portugaise. Elle aurait pu se limiter à cette constatation[8].

Mais la Cour des comptes portugaise demandait expressément si les mesures en cause portaient une atteinte à l’indépendance des juges et si l’article 19 TUE qui oblige les États à prévoir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux qui consacre le droit à un procès équitable étaient applicables.

Dans l’arrêt ASJP, la Cour de Justice retient à dessein une solution applicable non seulement au cas portugais, mais à d’autres dont celui de la Pologne. Elle considère que l’article 19 TUE doit être interprété comme permettant de garantir l’indépendance des juridictions appelées à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation du droit de l’Union. Elle privilégie dans son raisonnement l’article 19 TUE au détriment de l’article 47 de la Charte qui vise le droit à un tribunal impartial. Partant du constat que le principe de l’État de droit, consacré par l’article 2 TUE, permet aux justiciables de contester en justice la légalité de toute décision ou de tout autre acte national relatif à l’application à leur égard d’un acte de l’Union, elle considère que l’article 19 TUE concrétise l’État de droit en imposant aux États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer aux justiciables le respect de leur droit à une protection juridictionnelle effective dans tous les domaines couverts par le droit de l’Union. Enfin, elle relève que la nécessité d’une telle protection est confirmée par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux qui consacre le droit à̀ un recours effectif et à accéder à̀ un tribunal impartial.

L’article 47 de la Charte n’est ici mentionné que dans le seul but de corroborer les constatations effectuées sur le fondement de l’article 19. Il en résulte, comme le souligne l’avocat général Tanchev, qu’aux termes de cet arrêt, l’article 19, paragraphe 1, TUE est devenu « une norme autonome permettant d’assurer la conformité des mesures nationales aux exigences de la protection juridictionnelle effective, dont l’indépendance judiciaire, qui complète l’article 47 de la Charte (et, le cas échéant, d’autres dispositions de la Charte) »[9]. Surtout l’utilisation par la Cour de l’article 19 TUE au détriment de l’article 47 de la Charte lui a stratégiquement permis d’étendre le champ d’application de l’indépendance de la justice. Comme elle le rappelle, l’article 19 vise « tous les domaines couverts par le droit de l’Union » alors que la Charte nes’applique que dans les hypothèses où les États membres mettent en œuvre le droit de l’Union, au sens où l’entend l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci. Le recours à l’article 47 de la Charte aurait effectivement restreint le champ d’application de l’indépendance du juge aux seuls cas concrets où un tribunal aurait été appelé à mettre en œuvre de droit de l’Union[10].

Il restait à définir les éléments à prendre en compte pour satisfaire l’exigence d’une protection juridictionnelle effective. Parmi ceux-ci, la Cour considère que la préservation de l‘indépendance des juridictions est primordiale, ce que confirme l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, qui mentionne l’accès à un tribunal « indépendant » parmi les exigences liées au droit fondamental à un recours effectif. Pour la Cour, l’indépendance est inhérente à la mission de juger et s’impose tant au niveau de l’Union que pour les juridictions nationales. Elle est au demeurant essentielle au bon fonctionnement du système de coopération judiciaire qu’incarne le mécanisme de renvoi préjudiciel prévu à l’article 267 TFUE, en ce que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, ce mécanisme ne peut être activé que par une instance, chargée d’appliquer le droit de l’Union, qui répond à ce critère d’indépendance.

Se conformant à sa jurisprudence, la Cour précise que pour être considérée comme indépendante, l’instance concernée doit exercer ses fonctions juridictionnelles « en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, et qu’elle soit ainsi protégée d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions »[11]. L’arrêt LM va donner opportunément à la Cour de Justicel’occasion de développer la jurisprudence Associação Sindical dos Juízes Portugueses en l’appliquant au cas polonais.

B. L’arrêt LM (défaillances du système judiciaire) et l’ouverture à un contrôle décentralisé

C’est cette fois-ci à la demande de la High Court irlandaise que la Cour de Justice rend le 25 juillet 2018 un deuxième arrêt décisif dans le cadre d’une procédure préjudicielle d’urgence qui élargit le pouvoir du juge national de ne pas appliquer le principe de confiance mutuelle aux cas de violation du droit à un procès équitable dans un autre État membre[12]. L’arrêt concerne l’exécution de mandats d’arrêts européens émis par les autorités judiciaires polonaises. La High Court,parfaitement consciente des défaillances judiciaires systémiques en Pologne, demande si l’autorité judiciaire d’exécution appelée à décider de la remise d’une personne pouvait s’abstenir de donner suite à un mandat d’arrêt européen en raison de défaillances systémiques ou généralisées liées à l’indépendance du pouvoir judiciaire de l’État membre d’émission et attentatoires au droit fondamental à un procès équitable devant un tribunal indépendant consacré à l’article 47 de la Charte.

Comme elle l’avait fait précédemment dans l’arrêt ASJP et au vu des mêmes arguments, la Cour insiste dans l’arrêt LM sur le caractère primordial dans un État de droit de la préservation de l’indépendance de la justice pour garantir une protection juridictionnelle effective aux justiciables, notamment dans le cadre du mécanisme du mandat d’arrêt européen. Elle considère que l’autorité judiciaire d’exécution peut s’abstenir de donner suite à un mandat d’arrêt européen lorsque la personne faisant l’objet du mandat risque de subir, en cas de remise à l’autorité judiciaire d’émission, une violation de son droit fondamental à un tribunal indépendant inhérent au droit à un procès équitable garanti par l’article 47 de la Charte[13]. L’arrêt LM est remarquable en ce qu’il procède intentionnellement à une extension de la jurisprudence Aranyosi et Caldararu[14] qui admettait jusqu’à présent que l’exécution d’un mandat d’arrêt puisse être reporté dans le seul cas où la personne courrait un risque réel de traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux en cas de remise à l’État membre d’exécution. Avec l’arrêt LM, la Cour décide de ne plus restreindre les possibilités d’inexécution d’un mandat d’arrêt européen aux seuls cas de violation d’un droit absolu, mais considère au contraire nécessaire d’étendre cette hypothèse au droit à un procès équitable.

La Cour juge dans cet arrêt que, si elle est attentive à la demande de la Commission d’activation de l’article 7 TUE à l’encontre de la Pologne, il ne lui revient pas dans le cadre d’un renvoi préjudiciel de se prononcer sur la situation polonaise[15]. Conformément à la jurisprudence Aranyosi, elle confère au juge national d’exécution le soin de vérifier au cas par cas l’exactitude des défaillances systémiques ou généralisées du système judiciaire de l’État d’émission du mandat. Cette appréciation, conformément aux indications de la Cour, doit être menée en deux temps. Dans un premier temps le juge doit évaluer in abstracto s’il existe des défaillances systémiques et généralisées susceptibles de compromettre l’indépendance des juridictions de l’État d’émission. Dans un deuxième temps il lui faudra apprécier, de manière concrète et précise, si, dans les circonstances de l’espèce, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que, à la suite de sa remise à l’État membre d’émission, la personne recherchée court un risque réel de violation de son droit fondamental à un procès équitable[16].

Concrètement, une telle solution revient à donner au juge national d’exécution le dernier mot et de faire de lui dans le cade de l’espace de liberté, sécurité et justice l’un des défenseurs de l’État de droit lui conférant dans le cadre du mandat d’arrêt le soin de constater les violations portées dans les États membres à l’indépendance de leurs juges. Une telle solution présente certainement l’avantage de « décentraliser » et de multiplier les pressions sur la Pologne et d’inciter les juges européens à procéder à une appréciation plus approfondie des réformes du système judiciaire réalisées par le parti au pouvoir en Pologne. Cette solution n’en est pas moins critiquable en ce qu’elle impose non pas une solution uniforme, mais un examen effectué par le juge national au cas par cas et qu’elle risque d’avoir peu d’effet pour contraindre la Pologne à garantir de manière globale l’État de droit[17].

Témoignent de ces difficultés plusieurs décisions récemment rendues par des juridictions des États membres. Ainsi, suite à l’arrêt LM, la High Court irlandaise a décidé contre toute attente de donner suite au mandat d’arrêt, après avoir appliqué à la situation polonaise les orientations définies par la Cour. Si la juge en charge du dossier est convaincue de l’existence d’un risque réel lié à un manque d’indépendance de la magistrature en Pologne fondé sur des déficiences systémiques ou généralisées conduisant à ce que le droit à un procès équitable soit violé, elle a en revanche considéré au vu des informations fournies par l’État d’émission que les déficiences en cause n’atteignent pas le seuil d’un risque réel de déni flagrant du droit de l’intéressé à un procès équitable[18]. En revanche, l’Oberlandesgericht de Karlsruhe a jugé récemment dans un cas similaire, qu’une menace sérieuse pesait sur l’État de droit en Pologne et que le droit du requérant à un procès équitable ne serait pas respecté s’il était remis à la Pologne, en se fondant notamment sur la fameuse loi « muselière » adoptée en janvier 2020 qui interdit aux juges de critiquer les réformes judiciaires du gouvernement sous peine de sanctions. Quant à la Norvège qui participe à l’espace liberté sécurité justice, le Norvegian Courts administration (NCA) a décidé de cesser toute coopération judicaire avec la Pologne après l’adoption de la loi « muselière ».

Le deuxième apport de l’arrêt LM est la tentative de définir l’indépendance judiciaire[19]. La Cour tente d’ailleurs d’y conceptualiser et de perfectionner les critères qui permettent de l’évaluer. L’on aurait pu s’attendre à ce qu’elle se réfère à la jurisprudence abondante de la Cour européenne des droits de l’homme (« CourEDH »). Elle a préféré synthétiser sa propre jurisprudence développée par le passé soit dans le contexte du renvoi préjudiciel pour déterminer les juridictions susceptibles de la saisir, soit dans le cadre de l’interprétation d’une disposition spécifique du droit de l’Union[20] ou de l’article 19 TUE[21]. Pour la Cour, la notion d’indépendance revêt ainsi deux aspects. Le premier aspect, d’ordre externe, suppose que « l’instance concernée exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit », alors que l’aspect d’ordre interne « est lié à la notion d’impartialité et vise l’égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci »[22]. Cette « indispensable liberté » des juges requiert des garanties telles l’inamovibilité et laperception d’un niveau de rémunération en adéquation avec l’importance des fonctions exercées ainsi que des règles claires en ce qui concerne notamment « la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent ». De manière intéressante et certainement non anodine, la Cour précise, sans se fonder sur une quelconque jurisprudence antérieure, que l’indépendance des juges suppose également un régime disciplinaire garantissant tout risque d’utilisation d’un tel régime pour contrôle politiquement le contenu des décisions judiciaires…

L’utilisation de ces critères sera certainement délicate car comme l’a montré la Pologne dans son Livre blanc, la plupart des mesures polonaises contestées par la Commission se retrouvent dans d’autres systèmes juridiques même si, dans ces systèmes, elles sont contrebalancées par d’autres garanties alors que le législateur polonais semble avoir compilé toutes les mesures nationales critiquables sans avoir prévu de contrepoids.

Les arrêts ASPJ et LM ont incontestablement renforcé la protection juridictionnelle de l’État de droit, valeur fondatrice de l’Union européenne, et de l’exigence d’indépendance de la justice qui lui est inhérente. Ils ont aussi posé les principes qui serviront à la cour de trancher les recours en manquement contre la Pologne dont elle avait été saisie par la Commission.

Partie II – La remise en cause des réformes polonaises par la voie du recours en manquement

Face à l’absence de réaction du Conseil concernant sa demande d’activation de l’article 7, la Commission avait hésité à procéder à des recours en manquement parce qu’elle doutait de la possibilité d’avoir recours à la Charte dans une situation dont il n’était pas évident qu’elle relève de l’article 51, paragraphe 1. L’arrêt ASPJ a dissipé ses doutes et elle a décidé d’introduire plusieurs recours en manquement contre la Pologne à l’occasion des réformes judiciaires que cet État avait entreprises. Dans un premier arrêt Commission c. Pologne, la Cour condamne cette dernière en raison de sa législation sur l’abaissement de l’âge de la retraite des membres de la Cour suprême. Dans une seconde affaire Commission contre Pologne, la même solution est retenue quant à l’abaissement de l’âge de la retraite des juges ordinaires.

A. L’arrêt Commission c. Pologne (indépendance de la Cour suprême) et le constat par la CJUE d’un manquement aux obligations découlant de l’article 19 TUE

S’appuyant sur les arrêts ASPJ et LM, la grande Chambre de la Cour considère dans l’arrêt Commission c. Pologne du 24 juin 2019, qu’en adoptant et appliquant la loi sur la Cour suprême, la Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.La condamnation est cette fois-ci sans appel. L’affaire trouve son origine dans la nouvelle loi polonaise sur la Cour suprême adoptée en décembre 2017, qui, d’une part, abaissait l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême à 65 ans, avec effet immédiat dès son entrée en vigueur fixée au3 avril 2018 et, d’autre part, accordait au Président de la République le pouvoir discrétionnaire de maintenir dans leurs fonctions, sur leur demande, les juges, et d’autre part, accordait au président de la République le pouvoir discrétionnaire de proroger l’activité de certains juges au-delà de l’âge de retraite nouvellement fixé. L’impact de cette réforme sur la Cour suprême était considérable puisque comme le relève la Cour « près d’un tiers des membres en exercice de cette juridiction » était concerné par ce remaniement.

La Cour a accepté la demande de la Commission de soumettre l’affaire à la procédure accélérée[23] ainsi que la demande à titre de mesure provisoire non seulement de suspendre l’application des dispositions législatives relatives à l’abaissement de l’âge de départ des juges de la Cour suprême mais également de prendre toute mesure nécessaire afin d’assurer que les juges de la Cour suprême mis à la retraite d’office puissent continuer d’exercer leurs fonctions au poste qu’ils occupaient[24]. La Pologne a tactiquement reculé sur ce point[25] et le Président de la République a adopté le 21 novembre 2018 une loi modifiant la nouvelle loi sur la Cour suprême. Celle-ci abroge la loi du 20 décembre 2017, permettant ainsi aux juges mis d’office à la retraite d’être réinstallés à leur poste. La Cour de Justice a néanmoins décidé que cette abrogation ne privait pas le litige de son objet dès lors qu’elle était survenue postérieurement à l’expiration du délai imparti dans l’avis motivé de la Commission.

S’appuyant sur le raisonnement qu’elle avait suivi dans l’arrêt ASPJ qu’elle cite abondamment, la Cour prend d’abord position sur l’applicabilité de l’article 19 TUE qui impose aux États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. Il n’est pas contesté que la Cour suprême ait vocation à se prononcer sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation de ce droit. Par conséquent, les mesures litigieuses, en ce qu’elles portent atteinte à l’indépendance de cette juridiction, relèvent du champ d’application de l’article 19 TUE.

Pour considérer que la Pologne a violé l’État de droit, tel qu’il est protégé par l’article 2 TUE et trouve son expression concrète à l’article 19 TUE,la Cour fait porter son raisonnement sur le principe d’inamovibilité des juges. Elle le considère comme le corollaire de l’indépendance de la justice[26] car il constitue une garantie pour les juges qu’il est censé préserver de toute pression extérieure « en exigeant qu’ils puissent rester en fonction tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire du départ à la retraite ou jusqu’à l’expiration de leur mandat lorsque celui-ci revêt une durée déterminée ». Mais il ne s’agit pas d’un principe absolu car il peut faire l’objet de restrictionssi des motifs légitimes et impérieux les justifient et dans le respect du principe de proportionnalité. La révocation d’un juge pourrait par exemple être admise en cas d’inaptitude de celui-ci à poursuivre ses fonctions en raison d’une incapacité ou d’un manquement grave, moyennant le respect de procédures appropriées.

La Cour innove en ajoutant une condition supplémentaire inspirée de la théorie des apparences telle que développée par la CourEDH. Les mesures, même justifiées et proportionnées ne doivent pas être de nature à jeter un doute légitime dans l’esprit des justiciables quant à l’impartialité et la neutralité politique de ceux qui ont pour mission de juger. Citant l’arrêt de la CourEDH Denisov c. Ukraine du 25 septembre 2018, l’Avocat général Tanchev insiste dans ses conclusions sur l’arrêt, sur le fait que les apparences peuvent revêtir de l’importance, de sorte qu’« il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable ».

Appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour considère que la mesure d’abaissement de l’âge du départ à la retraite des juges de la Cour suprême qui a pour conséquence de faire partir prématurément à la retraite un nombre important de juges en exercice, n’est pas justifiée par un objectif légitime et qu’en conséquence elle porte atteinte au principe d’inamovibilité des juges et à leur indépendance. Elle rejette l’argumentaire de la Pologne point par point. À la Pologne qui invoquait que la mesure était justifiée par la volonté d’harmoniser cet âge avec l’âge général de la retraite applicable à l’ensemble des travailleurs en Pologne et d’optimiser la structure d’âge des cadres de cette juridiction, la Cour émet des doutes sérieux sur le fait que la réforme ait été guidée par de tels objectifs, et non par une volonté de procéder à une mise à l’écart d’un certain groupe de juges de cette juridiction. Pour la Cour, ces soupçons sont confortés par l’existence de mécanisme permettant au président de la République de décider, de manière discrétionnaire, de prolonger le mandat de certains juges, ajouté au fait de « l’impact potentiellement considérable de la réforme en cause sur la composition et la continuité fonctionnelle de la Cour suprême ».

La Cour aurait pu en rester là, mais à l’évidence, elle a préféré aller encore plus loin. Elle réfute l’argument tiré de l’alignement de l’âge de la mise à la retraite des juges de la Cour suprême sur celui des travailleurs dans la mesure où ces derniers ne sont pas mis à la retraite d’office mais bénéficient simplement du droit de cesser leur activité professionnelle, ainsi que celui lié au souci d’éviter une éventuelle discrimination, en termes de durée d’exercice des fonctions de juge, entre ces juges et ceux qui seront nommés à cette juridiction après cette date. Elle critique également le fait qu’en procédant à un abaissement immédiat et considérable de l’âge de départ à la retraite, sans prévoir de mesures transitoires, la réforme ne respecte pas le principe de proportionnalité[27].

Quant au deuxième grief de la Commission lié au pouvoir discrétionnaire accordé par la nouvelle loi sur la Cour suprême au Président de la République de prolonger l’activité de certains juges au-delà de l’âge de retraite nouvellement fixé, la Cour indique que les États membres qui optent pour un tel mécanisme sont tenus de veiller « à ce que les conditions et les modalités auxquelles se trouve soumise une telle prolongation ne soient pas de nature à porter atteinte au principe de l’indépendance des juges ». Certes, rien n’empêche que cette compétence soit dévolue au président de la république, mais encore faut-il que les décisions qu’il prend soient assorties de conditions et de garanties appropriées destinées à éviter de mettre en péril l’indépendance des juges concernés.

Or pour la Cour, ces exigences ne sont pas respectées. D’une part, les décisions prises par le Président de la République revêtent un caractère discrétionnaire et sont insusceptibles de recours. L’intervention du conseil national de la magistrature aurait pu permettre de rendre la procédure plus objective mais en l’occurrence elle ne saurait dissimuler l’emprise du Président de la république sur cette instance. Elle constate qu’en l’absence de règle l’obligeant à motiver ses avis, ceux-ci ne permettent pas d’éclairer de manière objective l’exercice du pouvoir conféré au président de la République « si bien que ce pouvoir est de nature à engendrer des doutes légitimes, notamment dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts susceptibles de s’affronter devant eux ».

Ces solutions seront reprises pour partie dans l’arrêt Commission c. Pologne qui concerne les juridictions polonaises ordinaires.

B. L’arrêt Commission c. Pologne (indépendance des juridictions ordinaires) du 5 novembre 2019, une confirmation de l’arrêt précédent

La Cour de Justice « condamne » dans cet arrêt à nouveau la Pologne[28] pour manquement au droit de l’Union en raison de la loi polonaise du 12 juillet 2017 qui fixe l’âge du départ à la retraite des juges des juridictions de droit commun et des procureurs ainsi que l’âge du départ anticipé à la retraite des juges de la Cour suprême à 60 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes, alors que ces âges étaient fixés antérieurement pour les deux sexes à 67 ans. En outre, la loi confère au ministre de la Justice le pouvoir de prolonger la période d’activité́ des juges des juridictions de droit commun au-delà̀ des nouveaux âges du départ à la retraite. Le ministère des affaires étrangères polonais a immédiatement réagi à cet arrêt en rappelant que « les critiques de la Commission européenne ont été déjà prises en compte » dans une loi du 12 avril 2018, qui est revenue sur les dispositions controversées. La Cour a toutefois décidé de poursuivre son examen.

Il n’est guère surprenant que la Cour ait considéré que la Pologne a manqué à ses obligations résultant de l’article 157 TFUE selon lequel chaque État membre assure l’application du principe de l’égalité́ des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins pour un même travail, mais aussi de la directive 2006/54 relative à̀ l’égalité́ de traitement dans les régimes professionnels de sécurité́ sociale. Elle relève que la loi polonaise a introduit des conditions directement discriminatoires fondées sur le sexe, notamment en ce qui concerne le moment auquel les intéressés peuvent bénéficier d’un accès effectif aux avantages prévus par les régimes de pension concernés. À l’argument polonais selon lequel ces différences constituent des mesures de discrimination positive, elle oppose que ces différences « ne sont pas de nature à̀ compenser les désavantages auxquels sont exposées les carrières des fonctionnaires féminins ».

En outre, confirmant l’arrêt Commission c. Pologne (Indépendance de la Cour suprême) du 24 juin 2019, elle considère que les procédures entourant le pouvoir du ministre de la justice d’autoriser ou non un juge à exercer au-delà de l’âge de la retraite sont « de nature à engendrer des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité ». En effet, d’une part, les critères sur le fondement desquels le ministre est appelé́ à prendre sa décision sont trop vagues et ne sont pas vérifiables. La décision ne doit pas être motivée et est insusceptible de faire l’objet d’un recours juridictionnel. D’autre part, la durée de la période pendant laquelle les juges sont susceptibles de demeurer dans l’attente de la décision du ministre relève de la discrétion de ce dernier.

Enfin, insistant sur le rôle crucial joué par le principe d’inamovibilité comme elle l’avait fait dans l’arrêt Commission c. Pologne du 24 juin 2019, la Cour constate que la combinaison de la mesure d’abaissement de l’âge normal du départ à la retraite des juges des juridictions de droit commun et de celle consistant à̀ conférer au ministre de la Justice le pouvoir discrétionnaire d’autoriser la poursuite de l’exercice des fonctions de ceux-ci au-delà̀ du nouvel âge ainsi fixé, méconnaît un tel principe. Invoquant à nouveau la théorie des apparences, elle considère que cette combinaison de mesures est de nature à̀ créer, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant au fait que le nouveau système pourrait en réalité́ viser à permettre au ministre d’écarter, une fois atteint l’âge normal du départ à la retraite nouvellement fixé, certains groupes de juges tout en maintenant en fonction une autre partie de ceux-ci.

Partie III – Le renvoi préjudiciel à l’initiative des juges polonais: l’arrêt A.K. e.a (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) du 19 novembre 2019 et les exigences d’indépendance politique

Les juges polonais ont saisi l’occasion pour s’appuyer sur la jurisprudence de la Cour de Justice afin de mener leur combat contre la législation polonaise. Dans l’arrêt A.K. e. a[29], la chambre du travail et des assurances sociales de la Cour suprême avait saisi la Cour de Justice d’un renvoi préjudiciel portant sur l’indépendance et l’impartialité de la chambre disciplinaire constituée en son sein par la nouvelle loi sur la Cour Suprême au regard de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux.

Bien que, à la suite de l’arrêt Commission c. Pologne (indépendance de la Cour suprême) du 24 juin 2019, les juges requérants ont été maintenus ou réintégrés dans l’exercice de leurs fonctions, la Cour suprême s’est trouvée confrontée à un problème de compétence. La chambre du travail et des assurances sociales demande en effet à la Cour de Justice si, alors même que le type de litige en cause relevait normalement de la compétence de la chambre disciplinaire nouvellement instituée au sein de la Cour suprême, elle devait écarter les règles nationales de répartition des compétences juridictionnelles pour éventuellement se saisir elle-même du fond de ces litiges en raison des doutes qu’elle avait sur l’indépendance de cette nouvelle instance, dès lors que le litige présentait un lien avec le droit de l’Union européenne.

Il convient de noter que, s’agissant d’un litige relatif à la mise en œuvre du droit de l’Union, en l’occurrence de la directive 2000/78 qui interdit de discriminer sur le fondement de l’âge en matière d’emploi, la Cour ne fonde plus son raisonnement sur l’article 19§1, second alinéa, TUE, mais sur l’article 47 de la Charte. En toute occurrence, souligne-telle, un examen séparé des articles 2 et 19, TUE, ne pourrait que corroborer les conclusions de la Cour sur le fondement de l’article 47 de la Charte, et « n’apparaît pas nécessaire aux fins de répondre aux interrogations de la juridiction de renvoi et de la solution des litiges dont celle-ci est saisie ».

Pour la Cour, le droit à un recours effectif et à un tribunal indépendant prévu à l’article 47 et confirmé par la directive 2000/78 s’oppose à ce qu’un tel litige puisse être jugé par une juridiction qui ne serait ni indépendante ni impartiale. La Cour n’entend pas se prononcer elle-même sur la question de l’indépendance de la nouvelle chambre disciplinaire au regard de l’article 47 de la charte et de la directive, mais elle confie ce soin à la juridiction de renvoi au regard d’orientations extrêmement précises qu’elle fixe dans l’arrêt et qui laissent à penser que la juridiction de renvoi ne pourra pas faire autrement que de constater un manque d’indépendance.

À cet égard, la Cour rappelle l’importance des exigences d’indépendance et d’impartialité qui supposent « l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent ». Elle ajoute que l’État de droit se caractérisant par la séparation des pouvoirs, l’indépendance des juridictions doit être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif et qu’à ce titre les juges doivent être mis à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles d’orienter leurs décisions, ce qui mettrait en péril leur indépendance.

S’appuyant sur sa jurisprudence Commission c. Pologne de juin 2019 (indépendance de la Cour suprême), la Cour relève en premier lieu que la nomination des membres de la chambre disciplinaire par le Président de la républiquen’est pas de nature à créer une dépendance à l’égard du pouvoir politique, ni à engendrer des doutes quant à leur impartialité, si, une fois nommés, ils ne sont soumis à aucune pression et ne reçoivent pas d’instructions dans l’exercice de leurs fonctions. Par ailleurs, l’intervention, en amont, du Conseil national de la magistrature, chargé de proposer les juges en vue de leur nomination, est susceptible d’encadrer objectivement la marge de manœuvre du président de la République, à condition, toutefois, que cet organe soit lui-même suffisamment indépendant à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif ainsi que du président de la République, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier. Pour cela il lui faudra tenir compte non seulement des conditions dans lesquelles ont été nommés les nouveaux juges de la chambre disciplinaire, du rôle joué par le Conseil national de la magistrature mais aussi d’éléments plus spécifiques tenant au contexte de la création de la chambre disciplinaire dans le cadre de la nouvelle loi sur la Cour suprême dont elle rappelle qu’elle a été déclarée incompatible avec le droit de l’Union.

Plus concrètement s’agissant du Conseil national de la magistrature polonais[30], la Cour précise qu’au vu des éléments soulignés par la chambre du travail et des assurances sociales permettant de faire douter de l’indépendance politique de cette instance, la juridiction de renvoi doit faire porter son examen tant sur sa nouvelle composition, les circonstances politiques ayant conduit à sa mise en place, le nouveau mode de désignation des juges qui y siègent[31], que sur la manière dont cet organe « s’acquitte de sa mission constitutionnelle de gardien de l’indépendance des juridictions et des juges et dont il exerce ses diverses compétences, en particulier s’il le fait d’une manière susceptible de jeter le doute sur son indépendance à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif »[32]. Il convient également de vérifier la portée du recours qui peut être exercé contre les propositions du Conseil national de la magistrature, dans la mesure où les décisions de nomination des juges effectuées par le Président de la République ne sont pas, elles, susceptibles de faire l’objet d’un contrôle juridictionnel.

S’agissant de la chambre disciplinaire, la Cour a estimé que, dans le contexte issu de l’adoption, fortement contestée, de la nouvelle loi sur la Cour suprême qu’elle a déclarée contraire au droit de l’Union dans son arrêt du 24 juin 2019, Commission c. Pologne, il faut tenir compte du fait que la chambre disciplinaire s’est vue confier une compétence exclusive pour connaître des litiges concernant la mise à la retraite des juges de la Cour suprême qui relevaient jusqu’alors de la compétence des juridictions ordinaires, qu’elle est composée uniquement de juges nouvellement nommés, ou encore qu’elle semble jouir d’un degré d’autonomie particulièrement poussé au sein de la Cour suprême.

De manière générale, la Cour précise que, si chacun des éléments examinés, pris séparément, n’est pas forcément critiquable et de nature à mettre en doute l’indépendance d’une instance telle que la chambre disciplinaire, il pourrait, en revanche, en aller différemment en cas de combinaison de ces différents éléments. Elle insiste aussi à plusieurs reprises sur l’importance des apparences et estime nécessaire d’évaluer si ces éléments pris ensemble ne sont pas de nature à jeter le doute dans l’esprit des justiciables quant à l’impartialité et la neutralité politique du Conseil national de la magistrature et de la chambre disciplinaire au regard du pouvoir exécutif et législatif[33]. Ces observations permettent d’anticiper une décision négative lorsqu’elle examinera le recours en manquement sur la chambre disciplinaire[34].

Enfin, la Cour rappelle que l’article 47 produit un effet direct et que, dans l’hypothèse où la juridiction nationale estimerait que les mesures législatives concernant la chambre disciplinaire sont contraires à cet article, elle a le devoir de laisser inappliquées celles-ci en vertu du principe de primauté du droit de l’Union[35]. Donnant suite à cette invitation, la chambre du travail et des assurances sociales de la Cour suprême a constaté le 5 décembre 2019, que la chambre disciplinaire ne constituait pas une juridiction indépendante. Malgré ce jugement, la chambre disciplinaire a poursuivi son activité et dans la mesure où la loi « muselière », adoptée en réaction à l’arrêt A.K., rend désormais impossible la contestation des jugements rendus par les cours établies conformément à la législation en vigueur, les jugements rendus par la chambre disciplinaire ne peuvent plus être remis en cause. Comme le constate la Commission de Venise, il existe un risque de chaos juridique dans lequel les cours ne reconnaissent pas la validité des jugements rendus par d’autres cours[36].

Conclusion

En raison de l’incapacité des autorités politiques de l’Union de traiter efficacement la question polonaise par les procédures offertes par les traités, le débat s’est déporté vers la Cour de Justice. Celle-ci a fait son devoir pour préserver le système juridique de l’Union d’atteintes à l’État qui compromettent non seulement le bon fonctionnement de l’espace judiciaire, mais l’ensemble des politiques de l’Union. Dès lors que l’indépendance judiciaire n’est respectée, tout investisseur, tout prestataire de services voit son activité menacée s’il opère dans un État qui ne respecte pas l’État de droit. Mais il s’agit d’une histoire sans fin. La Cour est instrumentalisée par les juges polonais qui s’appuient sur elle dans leur combat pour sauvegarder leur indépendance au risque de subir des sanctions en Pologne de ce fait. L’approche décentralisée en matière de coopération judiciaire fait peser une charge importante sur les juridictions nationales. Certes, à la suite des affaires en manquement, l’existence d’une violation systémique ne peut être contestée, mais elles doivent évaluer au cas par cas le risque que subirait le requérant en ce qui concerne son droit à une protection judiciaire effective, ce qui conduit à des solutions différentes selon les États membres. Enfin, le risque d’un conflit ouvert entre la Cour et un gouvernement polonais qui ne donnerait pas suite à ces jugements n’est pas exclu. Et, dans ce cas, l’imposition d’astreintes ou d’amendes prévue à l’article 260 TFUE n’est sans doute pas de nature à régler un conflit qui serait devenu ouvertement politique. Peut-être, si ce moment devait malheureusement survenir, les États membres de l’Union prendraient-ils conscience de leurs responsabilités.

 

Auteurs

Florence Benoît-Rohmer, Professeur à l'Université de Strasbourg, Présidente honoraire de l'Université Robert Schuman (Strasbourg)

Pour citer cet article

Florence Benoît-Rohmer, « La Pologne, la Cour de Justice et l’État de droit: une histoire sans fin ?», Europe des droits & libertés/Europe of Rights & Liberties, mars 2020/1, pp. 136-151.

Cf. White Paper on the Reform of the Polish Judiciary, The chancellery of the Prime Minister, 7 mars 2018.

En ce sens, CJUE, 18 décembre 2014, avis 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), EU:C:2014:2454, point 168.

CJCE, 23 avril 1986, Parti écologiste « Les Verts » contre Parlement européen, affaire C-294/83, ECLI:EU:C:1986:166.

Cf. par exemple, CJUE, 24 juin 2019, Commission c. Pologne, C-619/18,  point 41, ECLI:EU:C:2019:531.

Cf. Proposition motivée conformément à l’article 7, paragraphe 1, TUE, concernant l’État de droit en Pologne, 20 décembre 2017 COM (2017) 835 final. Demande approuvée par le Parlement européen le 1er mars 2018 (2018/2541(RSP)).

Voir p. ex, CJUE, GC, 19 septembre 2006, Wilson,C-506/04, EU:C:2006:587.

CJUE, GC, C-64/16, ECLI:EU:C:2018:117.

La Cour avait été appelée par le passé à se prononcer sur l’impact sur la pension des juges roumains de mesures d’austérité prévues par un Protocole d’accord conclu entre la Roumanie et la Commission. Elle avait conclu que, puisque le Protocole mettait en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, les requérants pouvaient invoquer la Charte. Mais, en l’occurrence, elle n’avait pas été amenée à se prononcer sur la question de l’indépendance judiciaire puisqu’il s’agissait de juges retraités, arrêt du 13 juin 2017, GC, Florescu e.a., C-258/14, ECLI:EU:C:2017:448.

E. Tanchev, conclusions sous l’arrêt Commission c. Pologne (Cour suprême), point 56.

Cf. S. Platon, « La justice européenne au secours de l’État de droit ? La Cour de justice gardienne de l’indépendance des tribunaux nationaux », Journal d’Actualité des Droits Européens, publié en ligne le 24 mai 2018, qui estime que l’article 47 aurait pu vraisemblablement s’appliquer à l’espèce.

Voir les arrêts CJUE du 19 septembre 2006, Wilson, préc., point 51, ainsi que du 16 février 2017, Margarit Panicello, C‑503/15, EU:C:2017:126, point 37 et jurisprudence citée.

CJUE, 25 juillet 2018, LM, C-216/18 PPU, ECLI:EU:C:2018:586.

Ibid., point 59.

CJUE, 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru,C-404/15 et C-659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 88 et jurisprudence citée.

Pour la Cour, il n’appartient qu’au Conseil européen de constater une violation grave et persistante des valeurs de l’UE énoncées à l’article 2 TUE dans l’État d’émission d’un mandat d’arrêt européen, dans le cadre de la procédure de l’article 7§2 TUE, ce qui aurait pour effet de contraindre le juge national à refuser automatiquement la remise des personnes concernées. Elle estime toutefois que les informations contenues dans la proposition adressée par la Commission au Conseil sur le fondement de l’article 7 constituent aux yeux de la Cour des éléments « particulièrement pertinents ». Mais tant qu’une décision du Conseil européen n’est pas intervenue pour constater une violation grave et persistante dans l’État membre d’émission des valeurs énoncées à l’article 2 du TUE suivie de la suspension par le Conseil de la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen, le juge national continue à être lié par son obligation d’exécuter le mandat d’arrêt, sauf motifs sérieux et avérés l’obligeant à se livrer à une évaluation circonstanciée de la situation dans l’État d’émission.

Voir, par analogie, dans le contexte de l’article 4 de la Charte, l’arrêt Aranyosi et Căldăraru, précité.

Voir sur ce point K. L. Scheppele, « Rule of Law Retail and Rule of Law Wholesale: The ECJ’s (Alarming) “Celmer” Decision »VerfassungBlog, publié le 28 juillet 2018 [dernière consultation le 15 mars 2020].

Jugement confirmé par la Cour suprême irlandaise, le 12 novembre 2019.

Voir D. Kosař, « The CJEU Has Spoken Out, But the Show Must Go On », VerfassungBlog, publié le 2 août 2018 [dernière consultation le 15 mars 2020].

CJUE, 19 septembre 2006, Wilson,préc.et CJUE, 9 octobre 2014, TDC A/S.,C-222/13, ECLI:EU:C:2014:2265.

Cf. arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, préc.

Arrêt du 19 septembre 2006, Wilson, préc.

Ordonnance en date du 15 novembre 2018, Commission c. Pologne, C-619/18, ECLI:EU:C:2018:910.

Ordonnance du 19 octobre 2018 rendue en l’absence d’observations de la partie défenderesse, confirmée en grande chambre après procédure contradictoire le 17 décembre 2018, Commission c. Pologne, C-619/18 R, ECLI:EU:C:2018:1021.

Sur le modèle de ce qu’avait fait le Fidesz en 2012 en Hongrie, quand il avait lui aussi cédé́ sur la question de l’abaissement de l’âge de la retraite des juges, sans revenir sur d’autres points controversés de ses réformes.

Voir également l’arrêt du 19 septembre 2006, Wilson, C-506/04, préc., point 51.

Voir, en ce sens, CJUE, 6 novembre 2012, Commission c. Hongrie, C-286/12, EU:C:2012:687, points 68 et suiv.

CJUE, CG, 5 novembre 2019, Commission c. Pologne (indépendance des juridictions ordinaires), C-192/18, ECLI:EU:C:2019:924.

CJUE, GC, 19 novembre 2019, C-585/18, C-624/18 et C-625/18, ECLI:EU:C:2019:982.

Article 186, paragraphe 1, de la Constitution polonaise : le KRS est gardien de l’indépendance des juridictions et des juges.

Point 143 de l’arrêt. Il faut, pour la Cour, prendre en considération « la circonstance que ce conseil nouvellement composé a été mis en place moyennant un raccourcissement du mandat de quatre ans en cours des membres qui composaient jusqu’alors cette instance ». Il faut également tenir compte « de la circonstance que les quinze membres du conseil national de la magistrature élus parmi les juges l’étaient, auparavant, par leurs pairs magistrats et le sont désormais par une branche du pouvoir législatif parmi des candidats pouvant être présentés notamment par des groupes de deux mille citoyens ou de vingt-cinq juges », « une telle réforme conduisant à des nominations portant le nombre de membres de la KRS directement issus des pouvoirs politiques ou élus par ceux-ci à vingt-trois sur les vingt-cinq membres que compte cet organe, ou encore l’existence éventuelle d’irrégularités qui auraient pu entacher le processus de nomination de certains membres de la KRS dans sa nouvelle composition ».

Point 144 de l’arrêt.

M. Krajewski, M. Ziółkowski ,« The Power of ‘Appearances’ », Verfassungblog, publié le 26 novembre 2019 [dernière consultation le 15 mars 2020].

CJUE, Commission c. Pologne, C-791/19, requête du 22 novembre 2019.

Point 166 de l’arrêt.

Avis n°977/2019, 16 janvier 2020, CDL-PI(2020)002.

Face au manque de volonté politique du Conseil de l’UE d’activer l’article 7 TUE à l’encontre de la Pologne, la Commission a renforcé la pression en introduisant plusieurs recours en manquement contre cet Etat devant la Cour de Justice, qui se sont opportunément combinés avec des renvois préjudiciels à l’initiative de juridictions nationale. Ces recours ont permis à la Cour d’évaluer les réformes judiciaires polonaises à l’aune de l’État de droit et les arrêts rendus sonnent comme autant d’avertissements adressés à cet État pour l’obliger à revenir sur les réformes de son système judiciaire afin de les mettre en conformité avec le principe de l’État de droit. Le bras de fer est en cours entre la Pologne et la Cour de Justice et nul ne sait quand celui-ci prendra fin.


ABSTRACT
Due to the lack of political will on the part of the Council of the EU to activate Article 7 TEU against Poland, the Commission has increased the pressure by bringing several actions for failure to fulfill obligations against this State before the Court of Justice, which are appropriately combined with references for preliminary rulings at the initiative of national courts. These appeals have enabled the Court to assess the Polish judicial reforms in the light of the rule of law and the judgments delivered rings as warnings to this State to force it to reverse the reforms of its judicial system in order to bring them into line with the principle of the rule of law. The standoff is underway between Poland and the Court of Justice and no one knows when it will end.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  • Introduction
    • Partie I - La mise en cause de l’indépendance des juridictions polonaises: une solution annoncée
      • A. L’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses et le recours privilégié à l’article 19 TUE
      • B. L’arrêt LM (défaillances du système judiciaire) et l’ouverture à un contrôle décentralisé
    • Partie II - La remise en cause des réformes polonaises par la voie du recours en manquement
      • A. L’arrêt Commission c. Pologne (indépendance de la Cour suprême) et le constat par la CJUE d’un manquement aux obligations découlant de l’article 19 TUE
      • B. L’arrêt Commission c. Pologne (indépendance des juridictions ordinaires) du 5 novembre 2019, une confirmation de l’arrêt précédent
    • Partie III - Le renvoi préjudiciel à l’initiative des juges polonais: l’arrêt A.K. e.a (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) du 19 novembre 2019 et les exigences d’indépendance politique
      • Conclusion