Liberté d’expression et effectivité de la lutte contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle en matière d’accès à l’emploi

(obs. sous l’arrêt CJUE, GC, 23 avril 2020, Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, C-507/18, ECLI:EU:C:2020:289)

Rondu Julie

Par cet arrêt, qui s’inscrit dans le prolongement de l’arrêt Asociaţia Accept[1], la Grande chambre de la Cour de justice renforce l’effectivité de la lutte contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle, nonobstant l’invocation de la liberté d’expression par le requérant. Dans un contexte marqué par des discriminations croissantes à l’encontre des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres ou intersexuées dans certains États membres de l’Union européenne comme la Pologne[2], la Grande chambre envoie ainsi un message fort en faveur des valeurs européennes.

Le renvoi préjudiciel en interprétation introduit par la Cour de cassation italienne portait sur plusieurs dispositions de la directive 2000/78/CE, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail[3].

Le litige faisait suite aux propos de NH, avocat expérimenté associé au sein d’un cabinet d’avocats, qui avait déclaré lors d’un entretien radiophonique qu’il ne voudrait ni recruter ni faire travailler de personnes homosexuelles dans son cabinet. L’Associazione Avvocatura per i Diritti LGBTI – Rete Lenford, autre partie au litige, est une association d’avocats dont l’objet, tel qu’établi par ses statuts, est notamment de défendre en justice les droits des personnes LGBTI.

Estimant que les déclarations publiques de NH constituaient un comportement discriminatoire fondé sur l’orientation sexuelle des travailleurs, l’association a introduit une action en justice devant le tribunal de Bergame, tendant à ce que l’avocat soit condamné à lui payer des dommages et intérêts pour un préjudice non patrimonial, ainsi qu’à publier des extraits de la décision à intervenir dans un quotidien national et à élaborer un plan visant à éliminer la discrimination. Cette action se fondait sur l’article 2, paragraphe 1, sous a), du décret législatif no 216 portant transposition de la directive 2000/78/CE, disposition qui reprend en droit italien l’interdiction de toute discrimination directe ou indirecte fondée sur la religion, les convictions personnelles, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle.

Le tribunal de Bergame a conclu par ordonnance au caractère discriminatoire, et, partant, à l’illégalité du comportement du défendeur, le condamnant notamment à verser des dommages et intérêts à l’association. La cour d’appel de Brescia ayant rejeté l’appel interjeté contre cette ordonnance, NH s’est pourvu en cassation contre cet arrêt.

La Cour de cassation s’interroge notamment sur la possibilité de reconnaître à l’association la qualité d’entité représentative d’intérêts collectifs aux fins de l’article 9, paragraphe 2, de la directive 2000/78/CE. Selon cette disposition, qui vise à assurer la défense des droits conférés par la directive, « [l]es États membres veillent à ce que les associations, les organisations ou les personnes morales qui ont, conformément aux critères fixés par leur législation nationale, un intérêt légitime à assurer que les dispositions de la présente directive sont respectées puissent, pour le compte ou à l’appui du plaignant, avec son approbation, engager toute procédure judiciaire et/ou administrative prévue pour faire respecter les obligations découlant de la présente directive ». De surcroît, le juge de renvoi s’interroge sur le point de savoir si les déclarations litigieuses relèvent bien du champ d’application matériel de la directive 2000/78/CE, alors même qu’aucune procédure de recrutement n’était envisagée lorsqu’elles ont été prononcées.

La Cour de justice se prononce en formation de Grande chambre, ce qui, outre le fait que le juge de renvoi soit une juridiction dont les décisions ne sont susceptibles d’aucun recours juridictionnel de droit interne, s’explique probablement par l’enjeu essentiel tenant à la détermination de « la portée des règles et principes de l’Union en matière de discrimination à raison de l’orientation sexuelle »[4]. Le fil conducteur de cet arrêt, qui irradie l’entièreté du raisonnement de la Cour, se trouve dans la volonté d’assurer l’effectivité maximale de l’égalité de traitement dans le domaine de l’accès à l’emploi.

Inversant l’ordre des questions posées par le juge de renvoi, la Cour commence logiquement par se prononcer sur le point de savoir si les faits litigieux entrent dans le champ d’application matériel de la directive 2000/78/CE. Tout l’enjeu est à ce titre de déterminer si les déclarations en cause en l’espèce peuvent relever de l’article 3, paragraphe 1, sous a), de cet acte de droit dérivé, qui vise les « conditions d’accès à l’emploi […] ou au travail, y compris les critères de sélection et les conditions de recrutement ». La Grande chambre privilégie une interprétation extensive de cette notion, traduisant le caractère fondamental du principe de non-discrimination pour l’ordre juridique de l’Union (I). La conciliation de ce principe avec la liberté d’expression, qui constitue également un « fondement essentiel d’une société démocratique et pluraliste reflétant les valeurs sur lesquelles l’Union, conformément à l’article 2 TUE, est fondée »[5], constitue un autre apport de l’arrêt. La liberté d’expression se révèle insusceptible de protéger des déclarations traduisant une politique de recrutement discriminatoire (II). Enfin, une large reconnaissance de la possibilité d’agir en justice s’avère essentielle pour assurer la garantie effective des droits protégés par la directive anti-discrimination (III).

Partie I – L’interprétation extensive du champ d’application de la directive, expression de la valeur fondatrice du principe de non-discrimination

Comme le relève l’avocat général Sharpston, dans l’hypothèse où la directive 2000/78/CE s’appliquerait, les faits litigieux seraient de nature à constituer une discrimination directe fondée sur l’orientation sexuelle[6]. Néanmoins, en l’espèce, le problème juridique concerne la délimitation du champ d’application matériel de la directive. Cette dernière ne définit pas la notion de « conditions d’accès à l’emploi […] ou au travail » figurant à l’article 3, paragraphe 1, sous a), pas plus qu’elle n’opère de renvoi aux droits nationaux pour cette définition. Fidèle à sa jurisprudence, la Cour de justice estime alors qu’« il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme »[7]. Les conditions d’accès à l’emploi ou au travail relèvent donc d’une notion autonome de droit de l’Union[8]. La Grande chambre recourt alors à une interprétation systémique et téléologique des termes[9], les lisant à l’aune du contexte et des objectifs de la directive[10]. À cet égard, la base juridique sur le fondement de laquelle a été adoptée la directive 2000/78/CE n’est pas sans importance. L’ancien article 13 CE, désormais article 19, paragraphe 1, TFUE, donne compétence à l’Union pour prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée, notamment, sur l’orientation sexuelle. L’objet de la directive, énoncé à son article 1er, et tel qu’il ressort « tant de l’intitulé et du préambule que du contenu et de la finalité de celle-ci »[11], est « d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée, notamment, sur l’orientation sexuelle en ce qui concerne “l’emploi et le travail”, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement, en offrant à toute personne une protection efficace contre la discrimination fondée, notamment, sur ce motif »[12].

Le droit au travail, qui « figure en effet en tête des principaux instruments de droit international proclamant les droits économiques, sociaux et culturels »[13], revêt une double fonction. Il est en effet « [j]ugé central pour la subsistance (fonction instrumentale du travail) […], mais également […] pour l’épanouissement de soi (fonction intrinsèque ou expressive assignée au travail dans nos sociétés libérales modernes) »[14]. Les conclusions de l’avocat général Poiares Maduro dans une autre affaire avaient parfaitement exprimé cette double fonction, estimant que l’accès à l’emploi revêt « une importance cruciale pour tout individu, non seulement [en tant que] moyen pour celui‑ci de gagner sa vie, mais aussi [en tant que] moyen important de s’accomplir soi-même et de réaliser son potentiel »[15] et son autonomie.

La Cour de justice fait sienne cette vision, insistant notamment sur la contribution de l’emploi et du travail à « la pleine participation des citoyens à la vie économique, culturelle et sociale »[16] ainsi qu’à « l’épanouissement personnel »[17]. Par le passé, la Cour avait déjà eu l’occasion de s’appuyer sur le droit de travailler pour interpréter la prohibition des discriminations en raison de l’âge en matière d’emploi et de travail, résultant également de la directive 2000/78/CE. Elle a ainsi pu juger que le maintien dans l’emploi des travailleurs âgés contribue « à l’épanouissement personnel ainsi qu’à la qualité de vie »[18] de ces personnes.

Plus largement, une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle est susceptible de compromettre non pas seulement la réalisation des objectifs de la directive 2000/78/CE, mais également celle des objectifs plus généraux des traités, parmi lesquels la nécessité d’assurer « un niveau d’emploi et de protection sociale élevé, le relèvement du niveau et de la qualité de la vie, la cohésion économique et sociale, la solidarité et la libre circulation des personnes »[19]. Cette référence à des finalités plus élevées reflète une fois de plus l’« importance considérable »[20] pour l’Union des objectifs des traités, mise en lumière par Pierre Pescatore dès les prémisses de la construction européenne.

La Cour rappelle ensuite que la directive 2000/78 concrétise, dans le domaine de l’emploi et du travail, le principe général de non-discrimination, également consacré à l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[21]. Il s’agit d’une directive de concrétisation d’un principe fondateur du droit de l’Union, d’une « directive-valeur »[22].

L’arrêt Mangold[23] avait déjà conféré au principe de non-discrimination à raison de l’âge, tel que concrétisé par la directive 2000/78/CE, une applicabilité horizontale dans le domaine de l’emploi. La consécration d’un principe général du droit permet en effet à la Cour de contourner l’absence d’effet direct horizontal des directives[24], la directive n’étant alors « que l’expression d’un principe général de droit de l’Union »[25]. Dans la continuité de la jurisprudence Mangold, l’arrêt Kücükdeveci[26] imposait au juge national de laisser inappliquée, dans un litige entre particuliers, une disposition nationale contraire au principe de non-discrimination en fonction de l’âge, tel que concrétisé par la directive. Comme l’affirmera la Cour par la suite, ce principe « se suffit à lui-même pour conférer aux particuliers un droit subjectif invocable en tant que tel »[27]. L’arrêt Egenberger[28] avait étendu cette solution au principe de non-discrimination en raison de la religion ou des convictions, tel que consacré par l’article 21 de la Charte.

En l’espèce, l’article 21 de la Charte n’est mobilisé qu’afin d’insister sur la valeur fondamentale du principe de non-discrimination dans l’ordre juridique de l’Union. Il a déjà pu être relevé qu’en dehors de la problématique de l’absence d’effet direct horizontal des directives, et lorsqu’est en cause l’interprétation de la directive 2000/78/CE, l’article 21 de la Charte ne se voit pas reconnaître un plein effet utile[29].

Dans l’arrêt commenté, l’article 21 vient toutefois au soutien d’une interprétation extensive de l’article 3, paragraphe 1, sous a), de la directive[30]. La nécessité de retenir une interprétation large de cette disposition n’est pas une novation de cet arrêt, la Cour ayant déjà considéré dans l’arrêt Asociația Accept « que sont de nature à relever de cette notion des déclarations publiques portant sur une politique d’embauche déterminée, effectuées alors même que le système de recrutement considéré ne se fonde pas sur une offre publique ou sur une négociation directe à la suite d’une procédure de sélection supposant le dépôt de candidatures ainsi qu’une présélection de celles-ci au regard de leur intérêt pour l’employeur »[31]. Dans cette affaire, un actionnaire important d’un club de football professionnel avait, dans le cadre d’une interview concernant l’éventuel transfert d’un joueur professionnel, déclaré qu’il préférerait recourir à un joueur de l’équipe junior plutôt que d’engager un footballeur présenté comme étant homosexuel. Le club, loin de se distancier de ces déclarations, les avait justifiées par le fait que la présence d’un joueur homosexuel « créerait des tensions dans l’équipe et dans le rang des spectateurs »[32]. Cette solution offre plusieurs apports permettant une analogie avec la présente affaire. D’une part, pour relever des conditions d’accès à l’emploi ou au travail, les déclarations discriminatoires ne doivent pas nécessairement émaner « d’une personne ayant la capacité juridique de définir directement la politique d’embauche de l’employeur concerné ou encore de lier ou de représenter cet employeur en matière d’embauche »[33]. D’autre part, « la circonstance qu’aucune négociation en vue d’un recrutement n’était en cours lorsque les déclarations concernées ont été effectuées n’exclut pas davantage la possibilité que de telles déclarations entrent dans le champ d’application matériel de la directive 2000/78 »[34]. Il semble à cet égard indifférent que dans l’arrêt Asociația Accept, les déclarations litigieuses concernaient l’éventualité de recruter une personne bien déterminée, tandis que dans l’affaire Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, les propos ne visaient aucune personne nommément désignée.

Néanmoins, le lien avec la politique de recrutement d’un employeur déterminé ne doit pas être purement hypothétique[35], sous peine d’étendre démesurément le champ d’application de la directive anti-discrimination. La Grande chambre délivre alors les éléments à prendre en compte par l’instance nationale pour établir un lien suffisant avec les conditions d’accès à l’emploi ou au travail, qui s’analysent en un faisceau d’indices. Tout d’abord, doivent être pris en considération le statut et la qualité de l’auteur des déclarations, afin de déterminer s’il est un employeur potentiel ou est en capacité d’exercer en droit ou en fait « une influence déterminante sur la politique d’embauche, ou une décision de recrutement »[36], ou est, à tout le moins, susceptible d’être perçu comme tel[37].

En outre, la nature et le contenu des propos « doivent se rapporter aux conditions d’accès à l’emploi ou au travail auprès de l’employeur concerné et établir l’intention de cet employeur de discriminer sur la base de l’un des critères prévus par la directive »[38]. Enfin, le contexte public ou privé des déclarations litigieuses, et leur éventuelle diffusion, a son importance[39]. La Cour n’a d’ailleurs pas encore eu l’occasion de se prononcer sur des déclarations émises dans un cadre privé qui constitueraient une discrimination en matière d’accès à l’emploi ou au travail.

Ces critères illustrent parfaitement l’approche in concreto privilégiée par la Cour de justice, ainsi que la marge d’appréciation qu’elle laisse à cet égard au juge national. Il est toutefois intéressant de constater que l’un des critères sur lesquels l’avocat général insistait particulièrement n’est pas repris par la Grande chambre. Il s’agissait du fait de savoir si les déclarations « peuvent dissuader des personnes appartenant au groupe protégé de poser leur candidature pour un emploi auprès de l’employeur concerné »[40]. La Cour n’est pourtant pas indifférente à cette dimension, mais l’examine dans ses développements concernant l’éventuelle atteinte à la liberté d’expression, relevant que « l’expression d’opinions discriminatoires en matière d’emploi et de travail, par un employeur ou une personne perçue comme capable d’exercer une influence déterminante sur la politique d’embauche d’une entreprise, est de nature à dissuader les personnes visées de postuler à un emploi »[41].

Partie II – La liberté d’expression, insusceptible de protéger des déclarations traduisant une politique de recrutement discriminatoire

La problématique de la conformité avec la liberté d’expression, invoquée par l’auteur des déclarations litigieuses, était effectivement, on le devine, la question la plus sensible posée par l’affaire. Ce qui s’avère à notre sens surprenant est que la Cour choisit de l’examiner au stade de l’applicabilité de la directive. Or, l’éventuelle limitation à l’exercice de la liberté d’expression que pourrait représenter la condamnation de propos discriminatoires ne nous paraît pas susceptible d’avoir une incidence sur la qualification desdits propos comme étant relatifs aux « conditions d’accès à l’emploi ou au travail », et ne nous semble donc pas pouvoir remettre en cause le fait qu’ils entrent ou non dans le champ d’application matériel de la directive 2000/78/CE.

La Grande chambre examine, à juste titre, si la limitation apportée à la liberté d’expression dans le cas d’espèce est justifiée. Pour ce faire, elle s’inscrit en pleine cohérence avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[42]. Les limitations à l’exercice de la liberté d’expression doivent être prévues par la loi, ce qui est pour la Cour le cas puisqu’elles sont prévues par la directive[43]. Elles doivent en outre respecter le contenu essentiel du droit, condition satisfaite du fait qu’elles ne s’appliquent qu’afin d’atteindre les objectifs de ladite directive[44]. Elles doivent enfin respecter le principe de proportionnalité, c’est-à-dire être nécessaires et répondre effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. Pour la Cour, puisque ne sont interdites que les déclarations qui constituent une discrimination en matière d’emploi ou de travail, l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour réaliser les objectifs du texte et pour garantir les droits qu’il confère aux personnes discriminées[45]. Le respect du principe de proportionnalité est ainsi apprécié de manière abstraite, la Cour se détachant de la situation d’espèce pour ne raisonner que dans le cadre de la directive. Ce n’est qu’au point 54 que se retrouve une dimension in concreto, lorsque la Cour relève que si des déclarations échappaient à l’applicabilité de la directive au seul motif qu’elles ont été effectuées en dehors d’une procédure de recrutement, ou qu’elles ne feraient qu’exprimer une opinion personnelle de leur auteur, « c’est l’essence même de la protection accordée par ladite directive en matière d’emploi et de travail qui pourrait devenir illusoire ». Le fait, invoqué lors de l’audience, que les propos aient été prononcés lors d’une « émission de satire politique empreinte d’ironie »[46], n’est pas de nature à inverser cette conclusion. Finalement, d’aucuns regretteront peut-être un contrôle de proportionnalité in concreto qui aurait pu être approfondi davantage.

La Grande chambre conclut de cet examen que les déclarations litigieuses relèvent du champ d’application matériel de la directive, percevant alors comme deux sphères étanches ce qui relève des conditions d’accès à l’emploi ou au travail, et ce qui relève de la liberté d’expression. Cela se rapproche de la vision du juge de renvoi, pour lequel l’affirmation d’une opinion est protégée par la liberté d’expression si elle « ne présente pas de lien minimal avec une procédure de recrutement »[47]. L’avocat général Sharpston avait quant à elle davantage analysé les faits comme un conflit de droits, rappelant que « la liberté d’expression, le droit de travailler et le principe de non‑discrimination sont tous des droits fondamentaux consacrés par la Charte »[48]. Selon elle, il ressort clairement de la volonté du législateur que « les déclarations qui sont discriminatoires et qui relèvent du champ d’application de la directive 2000/78 ne peuvent être exonérées par l’invocation de la liberté d’expression ». En conséquence, le fait que la limitation à la liberté d’expression soit justifiée n’est pas en tant que tel une condition d’applicabilité de la directive. Il est clair en revanche que l’employeur qui déclare qu’il ne recruterait jamais de personnes d’une orientation sexuelle déterminée « ne peut invoquer la liberté d’expression comme moyen de défense. En faisant une telle déclaration, il n’exerce pas son droit à la liberté d’expression. Il énonce une politique de recrutement discriminatoire »[49].

De surcroît, aucune des dérogations potentielles à l’interdiction de la discrimination directe prévues par la directive 2000/78/CE ne semblait applicable en l’espèce, la Cour ne prenant d’ailleurs pas la peine d’examiner ce point[50]. À cet égard, le fait de ne se fonder que sur la lex specialis, à savoir l’acte de droit dérivé, plutôt que sur l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux, joue en faveur de l’effectivité du principe de non-discrimination. En effet, « dans un système de type “fermé”, tel que celui sur lequel reposent les directives, il n’est en principe pas possible de justifier une distinction de traitement fondée directement sur un motif déterminé, sous réserve d’exceptions limitées, ponctuelles et stipulées par avance. Il sera donc plus aisé de démontrer l’existence d’une discrimination sous le visa d’une directive que sous l’angle de l’article 21 de la Charte »[51].

Finalement, le fait que la Cour vérifie d’abord que la limitation à la liberté d’expression est bien justifiée, avant de conclure à l’applicabilité de la directive 2000/78/CE, apparaît protecteur du droit fondamental à la liberté d’expression, et ce bien que le raisonnement fonctionne en quelque sorte « en vase clos », puisque l’examen de la justification demeure essentiellement interne à la directive. Cela traduit la volonté de la Cour d’assurer le plein effet utile du principe de non-discrimination fondé sur l’orientation sexuelle, volonté qui se manifeste également à travers le large accès au prétoire ménagé aux personnes morales souhaitant défendre le respect des droits conférés par la directive.

Partie III – La large reconnaissance de la possibilité d’agir en justice, garante de l’effectivité du principe de non-discrimination

Le principe de protection juridictionnelle effective figure parmi les principes généraux du droit de l’Union[52]. La Cour veille à ce que les juges nationaux assurent la garantie des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union, par des recours juridictionnels répondant aux conditions d’équivalence et d’effectivité. S’il appartient en principe aux autorités nationales « de déterminer la qualité et l’intérêt d’un justiciable pour agir en justice, le droit [de l’Union] exige néanmoins que la législation nationale ne porte pas atteinte au droit à une protection juridictionnelle effective »[53].

La première question de la Cour de cassation italienne concernait la possibilité, prévue par le droit national, ouverte à une association, dont l’objet est de défendre en justice les personnes ayant une certaine orientation sexuelle, d’engager une procédure juridictionnelle visant à faire respecter les obligations découlant de la directive 2000/78/CE. Plusieurs doutes étaient en effet mis en avant par le juge de renvoi : l’éventuel but lucratif d’une telle association serait-il un obstacle à sa qualité pour agir ? En outre, la circonstance que l’on ne soit pas en présence d’une personne lésée identifiable a-t-elle une incidence ?

L’article 9, paragraphe 2, de la directive 2000/78/CE dispose que les États membres veillent à ce que les associations, organisations ou personnes morales ayant un intérêt légitime à assurer le respect des dispositions de la directive « puissent, pour le compte ou à l’appui d’un plaignant, avec son approbation, engager toute procédure judiciaire et/ou administrative prévue pour faire respecter les obligations découlant de ladite directive ». Cette disposition n’impose donc pas qu’une association telle que celle en cause au principal se voie reconnaître la qualité pour engager une procédure juridictionnelle visant à faire respecter les obligations découlant de la directive 2000/78/CE, lorsqu’aucune personne lésée n’est identifiable[54]. Néanmoins, rien dans le libellé de cet article ne s’y oppose : au contraire, il a vocation, selon les termes de l’avocat général, à « réaffirme[r] le droit fondamental à un recours effectif »[55]. L’article 8, paragraphe 1, de la directive permet d’ailleurs aux États membres d’adopter ou de maintenir des dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement. Il serait alors paradoxal de ne pas permettre aux États membres qui le souhaitent de reconnaître plus largement la qualité pour agir des associations de défense des personnes victimes de discriminations. La Grande chambre confirme à cet égard ses jurisprudences Asociația Accept[56] et Feryn[57], dans lesquelles il n’y avait pas davantage de plaignant identifiable.

Conformément au principe de l’autonomie procédurale, l’État membre est alors libre de déterminer les conditions de l’engagement de la procédure juridictionnelle, qu’il s’agisse de l’incidence du but lucratif de l’association[58]ou encore de celle de l’absence d’une personne lésée identifiable. Ces questions demeurent régies par le droit national[59]. Toutefois, le principe d’effectivité n’est pas négligé[60], puisqu’il s’agit de faire respecter des droits matériels conférés par un acte de droit dérivé. La Cour veille ainsi à rappeler que les éventuelles sanctions qui seraient prononcées à l’issue d’une telle procédure juridictionnelle doivent être « effectives, proportionnées et dissuasives »[61].

* * *

En définitive, en jugeant la réglementation nationale tout à fait conforme à la directive, la Cour semble encourager implicitement les États membres à aller plus loin dans la protection des droits que ce qu’assure ce texte. En accordant aux associations un large accès au prétoire aux fins de faire respecter les obligations de la directive 2000/78/CE, la Grande chambre assure ainsi la pleine effectivité de l’interdiction des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle. L’on sait en effet combien les particuliers peuvent s’avérer des agents efficaces de la réalisation des objectifs du droit de l’Union. La Grande chambre offre finalement une confirmation éclatante de la valeur fondamentale que revêt le principe de l’égalité de traitement dans l’ordre juridique de l’Union, dont l’effectivité ne peut que sortir renforcée des efforts conjugués des ordres juridiques européen et nationaux.

 

Authors

Julie Rondu, Maître de conférences en droit public à l’Université de Strasbourg, Centre d’études internationales et européennes EA 7307

Referencing

Julie Rondu, « Liberté d’expression et effectivité de la lutte contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle en matière d’accès à l’emploi (obs. sous l’arrêt CJUE, GC, 23 avril 2020, Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, C-507/18, ECLI:EU:C:2020:289) », Europe des Droits & Libertés/Europe of Rights & Liberties, septembre 2020/2, pp. 370-380.

CJUE, 25 avril 2013, Asociaţia Accept, C-81/12, EU:C:2013:275.

À titre d’illustration, des communes polonaises se sont déclarées « zones sans idéologie LGBT », entraînant le rejet par la Commission européenne de leurs demandes de subventions dans le cadre d’un programme de jumelage. V. notamment « Discriminations. L’UE refuse de subventionner des communes polonaises dites “sans idéologie LGBT” », Courrier international, 30 juillet 2020 [dernière consultation le 3 septembre 2020].

Directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, JOUE n° L 303 du 2 décembre 2000, pp. 16-22.

D. Simon, « Non-discrimination à raison de l’orientation sexuelle », Europe, n°6, 2020, note 179.

Il s’agit d’une formule récurrente dans la jurisprudence de la Cour. V. notamment le point 48 de l’arrêt commenté ; ou encore l’arrêt CJUE, GC, 6 septembre 2011, Patriciello, C-163/10, ECLI:EU:C:2011:543, point 31.

Conclusions de l’avocat général Sharpston, présentées le 31 octobre 2019 dans l’affaire Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 33. En effet, dans l’affaire Feryn, concernant l’interprétation de la directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique (JOUE n° L 180 du 19 juillet 2000, pp. 22-26), le directeur d’une société avait déclaré publiquement qu’il n’embaucherait pas d’« allochtones » en raison des prétendues réticences des clients. Cela était « de nature à faire présumer une politique d’embauche discriminatoire » : CJUE, 10 juillet 2008, Feryn, C-54/07, EU:C:2008:397, point 31.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 31, et conclusions de l’avocat général, point 40. V. également CJUE, 26 mars 2019, SM(Enfant placé sous kafala algérienne), C-129/18, EU:C:2019:248, point 50.

Sur les notions autonomes en droit de l’Union, v. notamment D. Simon, « Les “notions autonomes” en droit de l’Union », Mélanges en l’honneur de Henri Oberdorff, Paris, LGDJ, Lextenso, 2015, 334 p., pp. 93-106.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 32.

Ibid., point 34.

Ibid., point 36. Il s’agit d’une jurisprudence constante. V. notamment CJUE, 18 juin 2009, Hütter, C88/08, EU:C:2009:381, point 33 ; CJUE, 19 septembre 2018, Bedi, C312/17, EU:C:2018:734, point 28 ; CJUE, 15 janvier 2019, E.B., C-258/17, EU:C:2019:17, point 40.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 36.

É. Dermine, « Article 15. Liberté professionnelle et droit de travailler », in F. Picod, C. Rizcallah, S. Van Drooghenbroeck (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Commentaire article par article, Bruxelles, Bruylant, 2e éd., 2020, pp. 369-393, p. 373. V. notamment l’article 6, paragraphe 1er, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, l’article premier de la Charte sociale européenne, ou encore l’article 15, paragraphe 1er, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

É. Dermine, « Article 15. Liberté professionnelle et droit de travailler », préc., p. 373.

Conclusions de l’avocat général Poiares Maduro dans l’affaire Coleman, C‑303/06, EU:C:2008:61, point 11.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 37. Cette fonction ressort d’ailleurs expressément du neuvième considérant de la directive 2000/78/CE.

Ibid.

CJUE, 21 juillet 2011, Fuchs et Köhler, C-159/10 et C-160/10, ECLI:EU:C:2011:508, point 63 ; CJUE, 5 juillet 2012, Hörnfeldt, C-141/11, ECLI:EU:C:2012:421, point 37.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 37. Cela résulte également du considérant 11 de la directive.

P. Pescatore, « La Cour en tant que juridiction fédérale et constitutionnelle », in P. Pescatore, Études de droit communautaire européen 1962-2007, coll. Droit de l’Union européenne, Grands écrits, Bruxelles, Bruylant, 2008, pp. 61-96, p. 66.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 38.

L. Azoulai, « Sur un sens de la distinction public/privé dans le droit de l’Union européenne », Revue trimestrielle de droit européen, 2010, pp. 842-860, p. 854.

CJCE, GC, 22 novembre 2005, Werner Mangold, C-144/04, ECLI:EU:C:2005:709.

Selon une jurisprudence constante, les directives ne peuvent produire d’effet direct horizontal. V. notamment CJCE, 14 juillet 1994, Faccini Dori, C-91/92, ECLI:EU:C:1994:292, point 20 ; ou, plus récemment : CJUE, GC, 7 août 2018, David Smith, C-122/17, ECLI:EU:C:2018:631, points 42 et 43.

F. Martucci, Droit de l’Union européenne, Hypercours, Paris, Dalloz, 2017, p. 507.

CJUE, GC, 19 janvier 2010, Kücükdeveci, C-555/07, ECLI:EU:C:2010:21.

CJUE, GC, 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, C-176/12, ECLI:EU:C:2014:2, point 47.

CJUE, GC, 17 avril 2018, Egenberger, C-414/16, EU:C:2018:257, point 47.

E. Bribosia, I. Rorive, J. Hislaire, « Article 21. Non-discrimination », in F. Picod, C. Rizcallah, S. Van Drooghenbroeck (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Commentaire article par article, op. cit., pp. 575-608, p. 595.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 39.

Ibid., points 44 et 45.

Ibid., point 27.

Ibid., point 41.

Ibid., point 42.

Ibid., point 43, et point 52 des conclusions de l’avocat général.

Ibid., point 44, et point 53 à 56 des conclusions de l’avocat général.

L’on remarque d’ailleurs que dans l’affaire commentée, tout comme dans l’affaire Asociaţia Accept, les auteurs des déclarations se comportaient comme s’ils avaient une influence majeure sur le processus de recrutement, alors même que leur rôle était en réalité moins important que ce qu’ils présentaient au public, une situation dont l’ironie a pu être relevée par les commentateurs : C. De Capitani, « No More Fluttering/Fleeting Line Between Discrimination in Employment and the Right to Freedom of Expression: the CJEU Judgment in NH v Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI – Rete Lenford », EU Law Analysis, 26 juillet 2020 [dernière consultation le 3 septembre 2020].

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 45.

Ibid., point 46.

Conclusions de l’avocat général dans l’affaire Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 57.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 55.

L’on relève en effet « une forte convergence, qui n’est guère loin de l’accord parfait, des interprétations de la liberté d’expression par la Cour européenne des droits de l’homme et par la Cour de justice de l’Union européenne » : P. Wachsmann, « Article 11. Liberté d’expression et d’information », in F. Picod, C. Rizcallah, S. Van Drooghenbroeck (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Commentaire article par article, op. cit., pp. 293-311, p. 297.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 50.

Ibid., point 51.

Ibid., respectivement points 52 et 53.

Conclusions de l’avocat général dans l’affaire Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 37.

Ibid., point 35.

Ibid., point 61.

Ibid., point 62.

À la différence de son avocat général, qui les examinait tout en concluant à leur inapplicabilité : points 72 à 76 des conclusions.

E. Bribosia, I. Rorive, J. Hislaire, « Article 21. Non-discrimination », préc., p. 588.

CJCE, 15 mai 1986, Johnston, 222/84, ECLI:EU:C:1986:206, points 18 et 19 ; CJCE,15 octobre 1987, Heylens, 222/86, ECLI:EU:C:1987:442, point 14. L’article 19, paragraphe 1, alinéa 2, TUE, impose aux États l’établissement des « voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». L’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre également le droit à un recours effectif.

CJCE, GC, 13 mars 2007, Unibet, C-432/05, ECLI:EU:C:2007:163, point 42.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 61.

Conclusions de l’avocat général dans l’arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 80.

Arrêt Asociația Accept, point 37.

Arrêt Feryn, points 15 à 17 et 25 à 28.

Sur cette question, v. les développements de l’avocat général, aux points 100 à 103 de ses conclusions.

Conclusions de l’avocat général dans l’affaire Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 90.

À la différence de l’arrêt, les conclusions consacraient expressément des développements aux principes d’équivalence et d’effectivité : points 92 à 95 des conclusions.

Arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, point 64, et article 17 de la directive 2000/78/CE.

Dans l’arrêt Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI, la Grande chambre précise que les déclarations publiques excluant le recrutement de personnes homosexuelles relèvent du champ d’application matériel de la directive 2000/78/CE portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, sans que la liberté d’expression ne s’y oppose. De plus, les États membres peuvent reconnaître à une association la qualité pour agir en justice afin de faire respecter les obligations découlant de la directive lorsqu’aucune personne lésée n’est identifiable.


ASTRACT
The article discusses the Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI case, in which the Grand Chamber judges that public statements ruling out recruitment of homosexual persons fall within the material scope of the directive 2000/78/ECestablishing a general framework for equal treatment in employment and occupation. The limitation to the exercise of the freedom of expression is justified. Moreover, member states can give standing to an association to bring judicial proceedings for enforcement of obligations under the directive where no injured party can be identified.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  • Partie I - L’interprétation extensive du champ d’application de la directive, expression de la valeur fondatrice du principe de non-discrimination
    • Partie II - La liberté d’expression, insusceptible de protéger des déclarations traduisant une politique de recrutement discriminatoire
      • Partie III - La large reconnaissance de la possibilité d’agir en justice, garante de l’effectivité du principe de non-discrimination